• Un 200 km mémorable (14 mai)

Trois semaines plus tard…

La grande randonnée de l’Ascension avait bien commencé : la pluie, ce n’était qu’une faible bruine, pas de quoi décourager le randonneur moyen. Mais elle avait tout de même dissuadé l’un des 21 inscrits, JMS, le pharmacien de Vence. Manquait aussi à l’appel Franckie l’arracheur de dents, qui se plaignait du dos. Les pilotes de la camionnette, eux, étaient bien là, François et Valéry allaient veiller sur nous. Même un peu humide au départ, la journée promettait d’être belle. Les cyclos allaient prendre leur pied.

Le début du parcours est très plat, l’allure est soutenue, on rattrape assez vite le retard pris au départ. Tout baigne. Un peu trop, même, ça mouille de partout, vu que beaucoup n’ont pas songé à monter les garde-boue. À l’approche des Vosges, le relief devient plus vallonné ; à Saint-Quirin, il faut slalomer entre les stands de la grande foire annuelle qui est sur le point d’ouvrir ses portes. On découvre la belle petite route qui mène à Abreschviller, via Vasperviller, qui a l’avantage de nous épargner la longue côte de la route directe. Avant les grosses grimpettes du jour, ce n’est pas négligeable. On rejoint ainsi la piste cyclable, on hésite à la prendre, on la prend, et on enregistre les deux premières crevaisons de la journée. Mauvais présage ? On arrive par petits groupes à l’Auberge du Bel Air, le petit-déjeuner est prêt, il est copieux et aimablement servi. On est dans les temps, les choses sérieuses vont commencer.

Hélas, deux fois, trois fois hélas, voici qu’une fausse bonne idée me traverse l’esprit : donner un coup de pompe à mon pneu arrière, au motif qu’il est très légèrement dégonflé. Le problème est que la pompe a pour effet de le dégonfler tout à fait. Et pas moyen d’y parer ; on essaie trois pompes différentes, rien n’y fait. On se résout à changer la chambre, Pierre et moi, et on laisse le peloton partir devant, estimant qu’on fera la jonction lors du regroupement prévu sur les hauteurs du Donon. Sauf que la 2ème chambre ne résiste pas au gonflage, elle éclate, on le prend mal, le stress monte. La 3ème chambre, pas moyen de la gonfler, on s’énerve, on démonte, on s’aperçoit qu’elle est copieusement fendue. D’où vient cette malédiction ? La 4ème chambre est la bonne, semble-t-il. On part à l’assaut du Donon avec une demi-heure de retard. Pierre tire la morale de l’affaire : le mieux est l’ennemi du bien. Il a raison : si je n’avais pas touché à mon pneu arrière, on serait monté avec le groupe, et peut-être sans encombre. Pire : la veille, par précaution, j’ai mis un pneu neuf à l’arrière, l’ancien ayant déjà fait plus de 5000 bornes, sans être pour autant très abimé ; un pneu qui n’avait jamais crevé, et que j’aurais mieux fait de conserver ! Oui, le mieux est l’ennemi du bien.

Malgré le stress, le palpitant qui bat un peu trop fort en ce qui me concerne, nous grimpons, en sachant qu’on ne rattrapera pas le peloton, mais si tout va bien, en ne nous arrêtant pas, nous ne devrions pas arriver très en retard au restaurant. Sauf que survient une nouvelle alerte : mon pneu arrière ne tourne pas rond… on l’examine, il a l’air bien positionné, mystère. Dans la descente sur Schirmeck, j’ai un peu la trouille, je sens mon pneu qui tape, il ne ferait pas bon qu’il éclate. Nous entamons la montée vers le Struthof et les cimes du Champ du feu à 11h10, on pense possible d’arriver à la Serva vers 12h30, pour un peu ça baignerait… mais bientôt, mon pneu arrière est à plat. Nous n’avons plus de chambre de rechange, la voiture « suiveuse » est invisible, je regonfle, je parcours une centaine de mètres, et rebelote. Une seule solution : rouler sur la jante… Ce qui rend la grimpette nettement moins facile, mais, haut les cœurs, on n’est pas là pour se prélasser.

Ainsi, je me fais l’essentiel de la montée « dans le dur », d’autant que la roue arrière continue de taper fort. Un peu plus tard, je comprendrai que la chambre prêtée par Pierre est munie d’une très longue valve réservée aux jantes larges, et que sur la mienne, la tête de la valve fait un bourrelet qui empêche la roue de tourner rond. Péniblement, mais sûrement, je me hisse jusqu’à la route du sommet. On touche au but, le restaurant n’est plus très loin, je dis à Pierre de ne plus m’attendre et d’aller chercher du secours. Ce qu’il fait, sauf que cinquante mètres plus loin, il s’arrête à son tour : non, ce n’est pas une blague, c’est une crevaison ! Donc, nous voici tous les deux en carafe, sans chambre de rechange, dans le brouillard, et la camionnette n’est toujours pas revenue vers nous. On se dit qu’elle a dû rater la route du restaurant. Bingo, c’est bien ce qui s’est passé. Quand elle arrive enfin, Pierre vient d’achever de coller une rustine, à l’ancienne, stoïquement. Cette fois, on n’est pas mécontent de monter dans la caisse. Et de rejoindre enfin nos petits camarades.

L’ambiance est bonne, on se fait « chambrer », c’est le cas de le dire, le moral se regonfle. Après tout, ce n’est pas si grave, on a eu la poisse, ça arrive, mais on a le sentiment d’en avoir fini avec les ennuis. Georges est de la fête, à défaut d’avoir pu rouler avec nous. Nul doute que l’après-midi s’annonce sous de meilleurs auspices ; d’ailleurs, le soleil commence à percer, et de sa part, percer est une bonne chose. Grâce à Didier, le super-mécano, mon pneu arrière se trouve équipé, dans les règles de l’art, d’une nouvelle chambre à air. Ce pneu tout neuf ne semble pas avoir trop souffert d’avoir été martyrisé. Ça baigne !

Remonter sur la route du Champ du feu, passer le col de la Charbonnière, dégringoler vers celui de Steige, filer vers la route de Blaise, monter doucement vers Saales, grimper le col du Las, tout cela est un jeu d’enfants. Ou presque. Le soleil aidant, la randonnée de l’Ascension tient enfin ses promesses pour tout le monde (mais Gégé, un peu juste, a-t-il dit, s’est offert un raccourci, et on ne le reverra pas).

Et puis, et puis… voici que Pierre crève à nouveau (sa rustine qui a mal tenu ?). Pour éviter un scénario très prévisible, j’aurais dû ne pas m’arrêter, d’autant que nous sommes six à le faire. Mais Pierre m’a tellement secouru ce matin que je ne me vois pas me défiler. Et bien sûr, à peine remontés sur les biclous, nous menons grand train, je suis parfois à la limite de la rupture, je m’accroche, je fais beaucoup d’efforts, et l’on retrouve le peloton lors de l’arrêt prévu à Baccarat. Rebelote : les retardataires se font chambrer, je suis à nouveau à la fête, c’est mon jour. Mais enfin, voici la petite troupe réunie, cette nouvelle péripétie aura apporté un peu de piment à une deuxième partie qui en manquait un peu… On sait y faire, chez les Randos.

Comme il est tard et que les forces ne sont pas épuisées, les costauds se font un plaisir d’assurer un tempo très soutenu. Vraiment très soutenu, si bien qu’à l’approche de l’arrivée, je suis de ceux qui réclament qu’on ralentisse l’allure. On en est à 185 km parcourus environ, on s’est tapé dans les 2300 m de dénivelé, il semble sage de terminer une sortie Audax à moins de 35 km/h. Devant, ça ralentit un poil, mais pas pour longtemps, l’odeur de l’écurie est la plus forte. On approche, Lunéville ne sera plus très loin une fois passée la charmante bourgade de Saint-Clément… Clément, il y a des mots comme ça qui résonnent. Clément, clémence… ça a un petit côté rassurant.

Le peloton ralentit légèrement, ce qui paraît prudent. Mais les distances se réduisent entre les vélos, et en voici un devant moi, à ma gauche, qui me semble se rabattre quelque peu vers moi, peut-être n’ai-je pas anticipé la petite vague qui se forme. A ma droite il y a des vélos tout proches, impossible de me déporter de ce côté, pas suffisamment en tous cas pour éviter le scénario qui s’est dessiné en une fraction de seconde… pousser un cri n’y change rien, sinon que ça avertira peut-être ceux qui me suivent. Ensuite, le film s’accélère, je touche une roue arrière, mon vélo se sépare de moi, je n’ai plus rien pour me soutenir, et donc je me vautre, je me ramasse, je prends une fameuse pelle. A terre, c’est d’abord « arrêt sur image », je sais que j’ai pris un gadin, je suis conscient, je voudrais esquisser un geste, murmurer un mot : pas moyen, rien, ça ne répond pas. Un gros court-circuit. C’est contrariant. Je ne me souviens pas avoir déjà éprouvé cette sensation fort singulière. Faudrait pas que ça dure, je finirais par m’inquiéter, et les copains aussi, qui doivent me trouver bizarre.

Et puis les sensations reviennent, je sens mes douleurs, c’est plutôt bon signe, je ne suis pas paralysé, j’entends le doc Jean-Michel estimer que je n’ai pas la clavicule cassée, voici une bonne nouvelle. Gaby, qui aime à comprendre, me demande de lui expliquer ma chute, faudra qu’il patiente… On me dit que les pompiers vont arriver, je sens des gouttes sur mon front, si en plus je me prends une rincée, tout de même faut pas charrier. La caisse des pompiers, ce sera un vrai tape-cul, et leur brancard, il sera du genre rembourré avec des noyaux de pêche. Ce sera au bout du compte le pire moment de cette aventure imprévue. La suite, les dégâts, vous connaissez (fractures du bassin, quatre côtes cassées, luxation de l’épaule).

J’ai su plus tard que vous vous êtes pris une grosse averse avant d’arriver aux voitures. Désolé, je vous aurai décidément retardé au cours de cette belle journée pleine de promesses. Au moins ces promesses ont-elles été tenues pour la quasi-totalité du groupe. C’est une consolation. Quant à moi, faut croire que ce n’était pas mon jour.

Ce qui me chagrine maintenant, c’est de penser à toutes les sorties manquées depuis ce funeste 14 mai, et à celles que je vais manquer dans les prochaines semaines. Et dire que dimanche, le 7 juin, c’est mon projet de 300 km qui va tomber à l’eau ! Ce n’est pas juste, je proteste. Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ?

« Tu n’avais qu’à pas tomber »… je crois entendre Saint-Clément me le répéter chaque jour. Chers amis, entendez son message : tomber, il ne faut pas !
Reynald